Expulsée des slums de Bangalore il y a plus de vingt ans, une centaine de familles a trouvé refuge à Ulalu, petit village de la proche banlieue de Bangalore. Fragilisée, isolée, cette population s’est progressivement organisée pour améliorer son quotidien. Trois femmes déterminées mènent ce combat contre l’oubli.
S’engager pour les autres, une nécessité dans un climat social tendu
Ici, tout le monde connaît Nirmala. C’est elle qui nous accueille à Ulalu ce mardi midi. Elle nous présente en souriant sa petite fille de 5 mois, et nous met rapidement à l’aise. Nirmala est la figure incontournable du village, celle en qui tout le monde a confiance. Animatrice locale de FEDINA, elle est un relais de terrain fiable et efficace. Elle passera la journée dans son costume de grand-mère attentionnée, et c’est accompagnés de Sarajamma, responsable du groupe local des seniors citizens, que nous amorçons notre longue série de visites. Nous sillonnons d’abord le quartier des agarbatti workers, ces femmes qui confectionnent des bâtons d’encens à longueur de journée au seuil de leur maison.
En chemin, une violente altercation entre musulmans et hindous nous amène à bifurquer promptement. Apparemment, ici, c’est monnaie courante. Arrivées en masse et sous la contrainte, les familles issues des différentes confessions n’ont pas choisi de vivre ensemble. Le climat à Ulalu est donc parfois agité, et toujours laborieux : tandis que les les femmes, pour la plupart, préparent des bâtons d’encens ou roulent des beedis a domicile, la majeure partie des hommes alternent, au gré des saisons, le travail sur les chantiers et les petites missions agricoles. Quant aux anciens, ils survivent tant bien que mal grâce aux repas gratuits distribués par le gouvernement du Karnataka.
La vie à Ulalu est donc un long cycle de labeur, dans lequel les droits des villageois ne sont que trop peu respectés. Face à cette situation, trois femmes mènent depuis des années une bataille quotidienne. Nirmala est devenue travailleuse sociale au gré des circonstances, après son installation forcée à Ulalu il y a 25 ans. Elle est arrivée dans un village vierge de toutes commodités. Elle s’est battue pour l’eau, pour l’électricité, tant et si bien qu’après avoir obtenu gain de cause, elle a voulu pour les nouveaux arrivants ce qu’elle avait gagné pour elle. Comme nous le confie sa fille Smitha, « elle est devenue travailleuse sociale pour aider les gens dans la vie quotidienne, puis son métier est devenue un hobby, et ce hobby est aujourd’hui sa raison d’être ». Pionnière de l’engagement de proximité à Ulalu, Nirmala n’est pas la seule à se préoccuper des autres. Sarajamma se bat depuis des années auprès des seniors citizens pour les aider à faire valoir leur droit à une pension décente, et encadre chaque jour depuis plus d’un an la distribution des repas gratuits. Susheelamma est la troisième femme forte du village ; elle est également en charge des seniors citizens, et gère en parallèle l’organisation et l’unification des agarbatti workers. Ces femmes engagées chaque jour dans la défense des droits des autres sont des leaders locales, relais de FEDINA à Ulalu, mais elle restent avant tout des mamans, des travailleuses, des femmes qui doivent chaque jour gérer la vie de leur famille, tout en se préoccupant de celle de centaines d’autres personnes. Et pourtant, en cet après-midi d’octobre, nous sommes accueillis tranquillement chez chacune d’elles, et nous prenons le temps de parler de chaque situation, de chaque bataille.
Aider les plus fragiles à se sentir plus fort
Dans leurs discours, on retrouve une même détermination, et des priorités similaires. Selon Susheelamma, qui organise les réunions mensuelles des agarbatti workers, ces femmes ont avant tout besoin de connaître leurs droits, pour pouvoir ensuite les revendiquer. Et ce n’est pas en travaillant plus de 12 heures par jour chez elles qu’elles pourront s’informer, alors, comme elle le dit si bien, « c’est normal que quelqu’un s’en occupe ! Le gouvernement émet des lois ou des normes sur le travail, mais les travailleuses ne le savent pas». Nirmala n’exprime pas autre chose, elle qui est devenue, au fil des années, la confidente et le réconfort de tout un village : « les gens ne s’informent pas beaucoup, et ne savent pas forcément combien ils devraient toucher pour leur travail. C’est à nous de le leur dire, et de les aider à s’organiser pour demander ce qui leur est dû ». Sarajamma travaille elle aussi, avant tout, à une prise de conscience généralisée. Elle a encadré les mobilisations des seniors citizens d’Ulalu pour leurs pensions, et grâce à sa persévérance, 52 d’entre eux ont défilé à Bangalore le lundi 1er octobre 2012.
Plus largement, cette nécessité d’un travail par étape, qui débute par des réunions d’information sur les droits de chaque catégorie de citoyens, a été bien comprise par FEDINA, qui applique cette méthode dans de nombreux villages et slums. Le plus souvent, il faut des mois, voire des années, avant que la prise de conscience individuelle ne s’opère, et qu’un groupe ne se structure durablement. Néanmoins, la détermination des relais locaux de l’ONG (animateurs dans les slums et leaders élus dans les villages) fait souvent la différence, et donne des résultats concrets. Les trois femmes méritantes d’Ulalu ont ainsi plusieurs succès à leur actif.
Les petites victoires quotidiennes peuvent-elles faire les grands changements ?
En ce qui concerne les agarbatti workers, Susheelamma nous explique que depuis la fondation d’un syndicat il y a deux ans, les rétributions ont un peu augmenté, passant de 23 roupies à 25 roupies (0,30 Euros) pour 1000 bâtons d’encens confectionnés. Sur les 500 travailleuses que compte le village, 30 sont pour le moment membres de ce syndicat, mais chacune d’entre elles ramène des femmes de sa connaissance aux réunions, si bien que l’influence du groupe ne cesse d’augmenter. Susheelamma donne du courage à ses troupes, et monte au front quand il le faut. Elle joue le rôle d’intermédiaire entre les femmes d’Ulalu et les entreprises qui leur achètent les bâtons d’encens. Les propriétaires d’usines la voient d’un mauvais œil, car elle entrave la marche classique des opérations : il ne suffit plus maintenant de fournir la matière première aux travailleuses et de venir ensuite récupérer le produit fini en les payant plus ou moins justement. Depuis que le syndicat veille, tout abus d’un patron est signalé aux autorités locales. Susheelamma tente d’autre part de négocier avec les industriels pour faire monter la rétribution de ce travail pénible à 50 roupies pour 1000 pièces.
Engagée auprès des seniors citizens, Sarajamma consacre plusieurs heures chaque midi (sauf les dimanches et jours fériés, où le jeûne leur est imposé) au repas des anciens. Un déjeuner est chaque jour acheminé par les autorités locales sur la place centrale d’Ulalu ; il s’agit d’un seau de dhal (sorte de soupe de poix), et d’une marmite de riz. Cette nourriture est distribuée aux personnes âgées dans le besoin, qui, n’ayant pas d’autre possibilité pour manger, tentent de répartir ce qu’on leur donne sur trois repas. Malheureusement, la nourriture est parfois périmée, souvent en retard, quelquefois non livrée… Depuis l’instauration de ce service en janvier 2012, Sarajamma tente donc d’organiser au mieux les distributions. Les marmites sont amenées par auto rickshaw (aux frais des seniors) jusqu’à deux points de rassemblement en plein air, où, sur présentation de leur carte de membre de l’association AYKIATA (qui vient en aide aux personnes âgées de Bangalore et des environs), les anciens reçoivent leur assiette et partagent le repas avec d’autres. Il est midi ce mardi, et il faudra patienter presque deux heures pour voir le repas arriver. La bousculade est immédiate, et chacun s’empresse de trouver un coin tranquille pour se restaurer. Pour ce résultat, nous explique Sarajamma, il aura fallu plus de deux ans de mobilisation. Ce n‘est pas parfait, elle le concède, mais c’est mieux que rien.
Nous terminons la journée chez Nirmala, autour d’un thé et de quelques galettes de riz. La discussion est animée, et toute la famille disserte de l’importance de s’engager au sein du village. La maîtresse de maison prend l’exemple des construction workers, dont le syndicat a été créé en 2009. La volonté première des leaders locaux était alors la suivante : promouvoir la dignité de ces travailleurs, et leur faire comprendre qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les différents métiers. « Ils ont droit à de la considération, comme tout le monde ! » s’exclame Nirmala. Les 55 membres de ce groupement ont demandé une régularisation des activités de construction au gouvernement du Karnataka, et envoyé pour cela une pétition, demeurée pour le moment sans réponse. Ils ont néanmoins obtenu la mise en place de quelques normes de sécurité et de salaires. Nirmala n’est pas dupe, et sait bien que le changement s’opère pas à pas ; elle voit cependant le chemin parcouru depuis 25 ans, et continue à croire au renforcement des groupes de villageois d’Ulalu. Avec elle, Sarajamma et Susheelamma continueront leur tâche quotidienne encore longtemps. Elles sont pour tous(tes) des exemples à suivre.